Le confinement, une transition vers de nouveaux modes de vie ?

Peut-on dessiner les contours d'une nouvelle anthropologie? Pexels / joshua Humphrey, CC BY-SA
Fanny Parise, Université de Lausanne

Cet article s'appuie sur les données récoltées via une enquête quantitative en ligne, menée auprès d'un échantillon de 6000 personnes représentatif de la population de France et de Suisse, âgée de 18 à 70 ans établi sur la base de quotas sur les critères suivants : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, région et taille de l'agglomération de résidence ; et sur une étude qualitative en cours, menée auprès d'un échantillon de 60 individus.


La crise du Covid-19 engendre le confinement de plus d'un tiers de l'humanité. Elle bouleverse la morphologie sociale, les règles de proxémie et érige le logement comme ultime sociofuge (espace qui favorise l'isolement social). Décryptage anthropologique de l'impact du confinement comme initiation à un nouveau mode de vie au sein des sociétés néolibérales, à travers la présentation des premiers résultats de l'étude Consovid-19.

Une anthropologie du confinement

Le confinement est une action perçue comme salutaire pour celui ou ceux qui décident de se confiner ou de confiner les autres. Elle peut également être le théâtre d'un «système de cruauté», tel un miroir de notre société. Étudier ce phénomène d'un point de vue anthropologique équivaut à observer dans un milieu naturel (reconstitué ou non) les interactions sociales de groupes d'individus spécifiques, dans une société donnée.

En ce sens, N. Couldry et P.-E. Reynolds se sont intéressés à la proximité entre le système néolibéral et la téléréalité d'enfermement de type « gamedoc ». Ce modèle nous fournit un cadre d'analyse propice à l'étude de l'individu, de son sociofuge et de ses déplacements hors-domicile. Les similitudes identifiées par les chercheurs entre ces deux univers permettent de mettre en exergue six variables avec lesquelles un individu doit composer en période de confinement :

Fanny Parise.

Pour plus de lisibilité, nous avons établi une correspondance entre ces variables avec celles des différentes échelles d'observation de D. Desjeux :

Ce découpage de la réalité permet d'objectiver les interactions sociales (avec les membres de son foyer, ses voisins, les commerçants) et numériques que l'individu entretient pendant la période de confinement, tout en appréhendant certaines répercussions sociales durant cette temporalité – notamment la sublimation des tensions sociales (ultravisibilité de la hiérarchie sociale entre ceux qui doivent travailler et ceux qui ont déserté les grandes villes par exemple) – mais il permet également de se projeter dans les hypothèses post-confinement (baby-boom, divorce, suicide, violence, dépression, obésité).

Le confinement, un phénomène social total

Entrevoir le confinement comme un phénomène social total permet de situer l'individu à travers les injonctions socio-anthropologiques avec lesquelles il doit composer au quotidien : de la sphère la plus intime à celle imposée par le contexte sociopolitique dans lequel il se situe.

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Ce nouveau quotidien n'est pas seulement contraint par ce cadre néolibéral, il l'est également par les mécanismes psycho-sociologiques engendrés par l'épidémie. J. Delumeau, dans son ouvrage La peur de l'Occident, avait identifié une dynamique processuelle de 9 étapes qui structurent le rapport des individus avec une épidémie. Ce découpage chronologique s'adjoint à une double temporalité positionnant l'individu dans une gestion complexe du risque et de la peur et une exacerbation de ses émotions :

Temps de l'urgence et de l'instantanéité : l'individu agit en réaction aux informations et aux directives reçues quasi quotidiennement (fermeture des écoles, fermeture des commerces non-essentiels, télétravail, règles et attestations de sorties, gestes barrières, etc.).

Temps long et ralentissement de nos modes de vie : mais l'individu doit de manière simultanée composer avec un excès de temps face à une baisse d'activité (professionnelle et/ou de loisir) et apprendre à «prendre le temps» (faire son pain, méditer, jardiner, etc.).

Cette reconfiguration du temps et des tâches quotidiennes va être fonction des situations familiales et professionnelles de chacun, entraînant même dans certains cas, une accélération du temps (télétravail et gestion des enfants, par exemple).

Le confinement, propice à l'émergence de nouveaux rituels?

L’enchâssement des routines quotidiennes et des normes socio-symboliques ancrées dans l’inconscient collectif va engendrer une déstabilisation de l'ordre établi, en réaction aux nouvelles règles instaurées depuis le début de l'épidémie. Ces changements de pratiques sont drastiques pour les individus : les gestes auparavant anodins ne le sont à présent plus et sont régis par une nouvelle codification.

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L'exemple de l'impact des gestes dits «barrières» sur les normes sociales et sur la dimension symbolique de certaines habitudes quotidiennes comme le rituel du lavage de mains ou ceux des salutations, rendent compte des changements de pratiques que les individus doivent mettre en place. Ces nouvelles injonctions viennent bousculer les certitudes et participent à une déstructuration du quotidien. La modélisation ci-dessus illustre le passage de la sphère personnelle à la sphère publique pour le premier rituel et à l'inverse pour le second, le passage de la sphère publique à la sphère personnelle et intime.

Le confinement peut être entrevu comme un rite de passage, entre le monde ante et post Covid-19. Ces «nouveaux gestes» (ou rites liminaires) entraînent des modifications probablement temporaires, qui marquent cependant une rupture entre les anciennes habitudes et celles d'après : d'une société «sans-contact» ou à l'inverse avec un excès de contact.

Le confinement, nouveau paradigme de société ?

L'étude quantitative révèle que c'est le degré de proximité avec Covid-19 qui va structurer les routines de confinement, les pratiques de consommation et les imaginaires associés à cette crise. Quatre typologies de «consommateurs-confinés» se distinguent :

1. les naufragés (34%): peu de sorties hors-domicile et/ou assistance à des personnes fragiles.

2. les entre-deux (46%): télétravail, sorties fréquentes du domicile. Le confinement est perçu comme un moment privilégié.

3. les (travailleurs) essentiels (12%): augmentation de la charge mentale vis-à-vis de l'activité professionnelle et dégradation des conditions de vie.

4. les exilés (8%): lieu de confinement autre que le lieu de vie habituel, valorisation de l'entre-soi.

Le sentiment de proxémie vécue et perçue avec le virus va donc être corrélé à la fréquence, au type (volontaire ou contraint) et à la quantité d'interactions sociales auxquelles elles doivent faire face : la typologie 3 semble plus exposée que les typologies 1 et 4.

Du point de vue de la consommation, 42% des répondants ont fait évoluer leurs achats depuis le début du confinement, dont 11% ont investi pour se préparer à bien vivre cette période. Faire ses courses alimentaires est le motif principal de sortie (80%) et provoque un sentiment ambivalent chez les individus : entre nécessité de prendre l'air, crainte des autres (ou de la maladie) et nécessité de conserver sa vie d'avant.

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Les individus instaurent une nouvelle routine de vie à travers des activités quotidiennes : domestiques (92%) avec un partage des tâches pour 47% d'entre-eux, sportives (46%), culturelles (82%), ludiques (64%), communications digitales (88%) et même l'intégration de nouveaux rituels (23%) (Apéros WhatsApp, concerts en Facebook Live).

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Bien que 94% des personnes interrogées déclarent, pour le moment, bien vivre le confinement, plus de 42% aspirent à changer de vie après cette crise qui, pour 38% représente la fin de notre modèle de société et le premier effondrement de notre civilisation (46%). La crise du Covid-19 questionne l'évolution de nos modes de vie et d'habiter (notre foyer, notre ville, notre monde), ainsi que notre capacité à penser l'incertain afin de se projeter dans d'autres futurs possibles, et ce dès à présent : enjeux liés à la liberté de déplacement, à l’individualisation (communauté de destins ou mondialisation sans solidarité évoquées par E. Morin), ou encore au clivage entre l'ultra-connectivité et les relations de proximité.

En définitive, il semble que le confinement entrevu comme période de transition participe à la création de nouveaux récits collectifs pour donner du sens à ce que nous sommes en train de vivre.The Conversation

Fanny Parise, Chercheur associé, anthropologie, Institut lémanique de théologie pratique, Université de Lausanne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.