La montée en puissance d’une justice climatique mondiale

File 20181030 76387 nckacg.jpg?ixlib=rb 1.1
Plus d’un quart du territoire néerlandais se situe sous le niveau de la mer. Daria/TaskArmy.nl/Unsplash
Marta Torre-Schaub, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

C’est une décision historique qu’à confirmée, le 9 octobre dernier, la Cour d’appel de la Haye. En faisant valoir la protection des droits de ses citoyens et le devoir de diligence, le tribunal a imposé au gouvernement néerlandais de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) des Pays-Bas.

Ce nouvel arrêt renforce la position rendue en 2015 dans l’affaire « Urgenda Foundation contre l’État des Pays-Bas » : à la suite d’une plainte signée par la fondation Urgenda au nom de 886 citoyens, le gouvernement avait été enjoint une première fois de réduire ses émissions de 25 % par rapport au niveau de 1990 d’ici à 2020. Une décision dont l’État avait alors fait appel.

Au même moment, le rapport du GIEC

Cet arrêt de la Cour d’appel est intervenu au lendemain de la publication du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur les changements climatiques (GIEC) : dans les 400 pages de leur rapport rendu public le 8 octobre, les climatologues lancent un avertissement fort sur la nécessité de maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels d’ici 2030.

L’Accord de Paris, rappelons-le, fixait un objectif principal à +2 °C et s’était vu ajouter, en vertu d’une demande expresse des petits États insulaires spécialement vulnérables au changement climatique, l’objectif de +1,5 °C.

Dans ce nouveau rapport, les scientifiques réunis au sein du GIEC ont reconnu avoir sous-estimé l’impact de cette différence de 0,5 °C sur la faune, l’environnement et les êtres humains. La multiplication des événements météorologiques extrêmes, les sécheresses et les inondations qui en découleraient entraîneraient, soulignent-ils, des crises de santé publique et des pénuries alimentaires dramatiques.

Le gouvernement néerlandais enjoint à agir

Associé à cette nouvelle décision dans l’affaire Urgenda, le rapport du GIEC contribuera à encadrer les négociations sur le changement climatique qui se tiendront en Pologne, à partir du 3 décembre prochain lors de la COP24.

Le rapport souligne l’urgence pour les gouvernements à agir, tout en redoublant d’effort pour réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre ; c’est bien de cela dont il est question dans cette seconde décision Urgenda. Cette dernière adresse au gouvernement néerlandais une injonction de faire pour mettre en œuvre une réduction de 25 % des émissions de GES à l’horizon 2020.

Après avoir perdu en première instance dans la décision Urgenda de 2015, l’État néerlandais avait annoncé une politique de réduction des émissions de 25 %. Mais les objectifs fixés par ce plan, tout comme la suppression progressive de toutes les centrales à charbon, étaient largement insuffisants pour respecter l’échéance de 2020.

En juillet dernier, le gouvernement néerlandais s’était engagé avec une nouvelle proposition de loi à conduire une politique plus ambitieuse, visant une réduction des émissions de 30 %. La procédure judiciaire initiée par Urgenda l’engage à s’y exécuter dans les plus brefs délais.

Moteur d’action pour la justice climatique européenne

La plainte d’Urgenda, qui a depuis 2015 inspiré des dizaines d’autres actions en justice climatique dans le monde, vient raviver dans les prétoires la flamme de la lutte contre le changement climatique.

En juin dernier, dix familles de huit pays européens ont ainsi déposé plainte contre l’Union européenne. Se sentant victimes du réchauffement climatique, elles en déplorent les effets négatifs sur leurs familles – notamment sur leur droit à la vie et à exercer une activité commerciale.

Dans une lettre ouverte adressée aux hommes politiques européens, et publiée le 9 octobre dernier dans Climate Home News, les avocats des plaignants ont déclaré que le GIEC avait confirmé que seuls les objectifs d’émissions européens retenant le réchauffement à moins de 1,5 °C étaient compatibles avec leurs « droits fondamentaux ».

Cette action engagée devant la Cour européenne vise, d’une part, à ce que l’Union s’engage à réduire davantage les GES d’ici 2020, 2030 et 2050 ; d’autre part, à ce que les 27 reconnaissent la violation des droits fondamentaux compris dans la Charte de l’Union européenne.

Parmi les signataires, Maurice Feschet, 72 ans, agriculteur de quatrième génération du sud de la France, estime que les perturbations climatiques sont devenues plus fréquentes depuis sa jeunesse. La sécheresse répétée a frappé la récolte de lavande, rendant difficile pour son fils de poursuivre la tradition familiale :

« C’est très difficile de vivre à présent… Nous avons rejoint les dix autres familles pour demander à l’Europe de protéger notre mode de vie. »

Multiplication des litiges

Certes, le rapport spécial du GIEC du 8 octobre dernier n’est pas légalement contraignant. « Cela ne changera peut-être pas la loi, a déclaré un avocat au sein du cabinet londonien Client Earth, mais cela fournit potentiellement beaucoup de munitions pour ceux d’entre nous qui cherchent à utiliser la loi pour apporter des changements sur cette question. »

Urgenda 2 l’illustre : la combinaison des principes juridiques nationaux et internationaux existants peut mener à des décisions péremptoires dans un contexte plus global de prise de conscience des périls liés au changement climatique.

En attendant que le texte de l’Accord de Paris soit éventuellement revu à la lumière du dernier rapport du GIEC, ou que d’autres lois nationales sur le climat soient adoptées, le nombre de poursuites en justice climatique s’accroît ; ces litiges ne feront que se multiplier, tant que les mesures contre le changement climatique ne suivront pas le rythme de ses impacts.

Greenpeace Asie du Sud-Est s’est pour sa part réjouit de la décision Urgenda 2, qui lui permettra, estime l’ONG, d’avancer dans sa propre requête. Son équipe « justice climatique » a en effet adressé en juillet 2016 une pétition à la Commission des droits de l’homme des Philippines pour demander aux grands producteurs historiques de charbon, de pétrole et de gaz de rendre compte de leur rôle dans le dérèglement climatique.

La Commission a accédé à cette demande de plainte, une enquête est en cours. Les personnes les plus durement exposées ont commencé à témoigner il y a plusieurs mois à Manille ; une nouvelle série d’audiences est prévue à Londres, du 6 au 8 novembre prochain. Selon les avocats impliqués dans ce projet.

« Obligations positives » des États et droits fondamentaux

Les États qui ont adhéré à des conventions de protection des droits de l’Homme, comme c’est le cas des Pays-Bas avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), ont des obligations positives en matière de prévention des violations prévisibles de ces droits. Les articles 2 et 8 de la CEDH – instaurant respectivement un droit à la vie et un droit à la vie privée et familiale – doivent par conséquent être honorés, comme le confirme l’arrêt Urgenda 2.

Selon les juges de la Cour d’appel de La Haye, le gouvernement aurait ainsi un devoir d’agir, fondé sur le devoir de diligence qui l’oblige à protéger non seulement la vie de ses concitoyens mais également leur domicile et leur vie de famille ; ces derniers pourraient se voir menacés par les effets inégalitaires du changement climatique.

Cet argument ouvre la porte à de futures actions en justice climatique, fondées sur la violation des droits fondamentaux.

Désormais avertis que leurs politiques sont contraires aux droits de l’homme, les gouvernements se savent davantage exposés à des poursuites judiciaires dans le cadre de la justice climatique. En 2017, le dernier rapport de John Knox, rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme, soulignait déjà le lien essentiel qui doit désormais être établi entre environnement et droits de l’homme.

Coût de l’inaction

Mais la décision de la Cour d’appel de La Haye du 9 octobre dernier va encore plus loin.

Elle évoque en effet les mesures à prendre pour éviter que le changement climatique devienne « inabordable » d’ici peu de temps, et souligne le coût de l’inaction :

« Rester en dessous d’une réduction de 25 % signifierait rester dans une marge d’incertitude trop importante, ce qui serait trop dangereux. »

En vertu de son devoir de diligence envers les citoyens, l’État est donc tenu d’appliquer obligatoirement le principe de précaution.

Les juges ont en effet estimé, en vertu de leur marge d’appréciation, que :

« L’État a très peu fait pour prévenir un changement climatique dangereux et très peu fait pour y remédier, du moins à court terme […]. Le gouvernement n’a pas pris en compte non plus les coûts sociaux et économiques du changement climatique et le fait de trop tarder à prendre des mesures préventives ne fera qu’augmenter ces coûts […]. »

Le succès et l’influence de cette décision marqueront sans aucun doute une nouvelle voie pour les négociations climatiques à venir. Comme le soulignait Christiana Figueres, ancienne responsable du climat des Nations unies, qui a apporté son soutien aux militants d’Urgenda :

« L’arrêt Urgenda reconnaît l’importance cruciale d’une action rapide en matière de changement climatique. Si les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter au-delà de 2020, les objectifs de température négociés à Paris deviendront presque certainement irréalisables. »The Conversation

Marta Torre-Schaub, Directrice de recherche CNRS, juriste, spécialiste du changement climatique et du droit de l’environnement et la santé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.